Quelques œuvres littéraires traversent les époques avec la force d’un ouragan permanent. « Howl » d’Allen Ginsberg appartient à cette catégorie rare des textes qui continuent de secouer les consciences près de soixante-dix ans après leur première publication. La nouvelle édition bilingue proposée par les éditions Christian Bourgois, dans la traduction de Nicolas Richard, nous offre l’occasion de redécouvrir ce monument de la poésie américaine sous un jour nouveau.
Un poème qui fit scandale
Quand Allen Ginsberg lit pour la première fois « Howl » en public le 7 octobre 1955 à la Six Gallery de San Francisco, il a trente ans à peine. Nous sommes dans une Amérique encore corsetée par les valeurs puritaines, et ce texte incendiaire va attirer à son jeune auteur les foudres de la censure et de la justice. City Lights Books publia la version originale à l’automne 1956. À la suite de cette publication, le recueil fut saisi par les services de douane américains et la police de San Francisco, puis fit l’objet d’un long procès au cours duquel un certain nombre de poètes et de professeurs témoignèrent devant la Cour que ce livre n’était pas obscène.
Le procès se termina par la victoire de Ginsberg et de son éditeur Lawrence Ferlinghetti, le 3 octobre 1957, le juge Clayton W. Horn rendit un arrêt affirmant le contraire, ce qui permit à Howl de continuer à être diffusé et de devenir le poème le plus réputé de la Beat Generation. Mais au-delà de cette bataille juridique, c’est bien d’une révolution esthétique qu’il s’agissait.
L’explosion Beat Generation
« Howl » inaugure ce qui deviendra l’un des mouvements littéraires les plus influents du XXe siècle. Ce poème est considéré comme l’une des œuvres majeures de la Beat Generation, avec Sur la route de Jack Kerouac (1957), Gasoline de Gregory Corso (1958) et Le Festin nu de William S. Burroughs (1959). Le premier vers du poème est devenu légendaire : « J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus… »
Cette ouverture fulgurante pose d’emblée les enjeux de cette poésie nouvelle : témoignage d’une génération sacrifiée, constat d’échec de l’American Dream, mais aussi espoir mystique et appel à la transcendance. Par sa puissance incantatoire, sa charge politique, son lyrisme jazz et son audace formelle, Howl donne le coup d’envoi d’une véritable révolution littéraire qui va accompagner les grands bouleversements des années 1960.
Le défi de la traduction
Traduire « Howl » représente un défi considérable. Comment rendre en français cette langue hallucinée, ce souffle prophétique, ces références culturelles profondément américaines ? Nicolas Richard, traducteur reconnu pour sa sensibilité aux textes les plus exigeants, s’attaque à cette montagne avec l’expérience de celui qui a déjà traduit Thomas Pynchon, Richard Brautigan, Patti Smith, Hunter S. Thompson ou encore les dialogues de Quentin Tarantino.
Né le 10 janvier 1963 à Bois-Colombes, Nicolas Richard traduit de l’anglais et de l’anglais américain vers le français depuis 1990. Bien qu’il indique « ne pas rechercher la difficulté pour la difficulté », il est régulièrement chargé de traductions réputées particulièrement délicates. Sa biographie atypique – il a « posé nu pour des étudiantes, retapé des appartements à Brooklyn, fait la vaisselle à Bâle, été bûcheron dans le Valais et manager de groupes de rock » – témoigne d’une proximité avec l’univers des marginaux et des créateurs qui transparaît dans ses choix de traduction.
Dans cette nouvelle version de « Howl », Richard propose une traduction qui fait entendre à merveille tous les accords convulsifs, la beauté mêlée à la fange, l’amour à la violence, le sublime au chaos. L’exercice est d’autant plus périlleux que le texte original joue sur les sonorités, les répétitions incantatoires et un rythme syncopé inspiré du jazz bebop.
Une architecture poétique révolutionnaire
« Howl » se compose de quatre parties distinctes, chacune avec sa propre dynamique. La première section, la plus célèbre, déroule un inventaire apocalyptique de la jeunesse américaine des années 1950, cataloguant ses échecs, ses addictions, ses recherches spirituelles désespérées. La forme même du poème – de longs versets whitmaniens scandés par l’anaphore « qui » – épouse cette litanie moderne.
La deuxième partie identifie le responsable de cette destruction : « Moloch », divinité cananéenne associée aux sacrifices d’enfants, métaphore de la société industrielle et capitaliste qui dévore ses propres enfants. La troisième partie constitue un message d’amour à Carl Solomon, compagnon d’infortune de Ginsberg rencontré dans un hôpital psychiatrique.
Enfin, la « Note de bas de page à Howl » développe une vision mystique où tout devient sacré. Cette incantation finale commence par la répétition, quinze fois, du mantra « Sacré » et proclame que tout est sacré. Cette structure en spirale – destruction, identification du mal, amour rédempteur, sacralisation du monde – donne au poème sa puissance architecturale unique.
L’influence durable d’un cri
Près de sept décennies plus tard, ce poème halluciné n’a rien perdu de sa force, bien au contraire. « Howl » continue d’influencer les poètes contemporains, de Bob Dylan à Patti Smith, qui y puisent une énergie brute et une liberté formelle. Le poème a également inspiré le cinéma, notamment le film éponyme de Rob Epstein et Jeffrey Friedman (2010) avec James Franco dans le rôle de Ginsberg.
Au-delà de son impact esthétique, « Howl » demeure un témoignage historique sur l’Amérique des années 1950, cette décennie en apparence conformiste qui couvait les révolutions des sixties. Le poème anticipe les mouvements de contre-culture, la révolution sexuelle, la contestation de la guerre du Vietnam, l’émergence des droits civiques.
Une édition de référence
Cette nouvelle édition des éditions Christian Bourgois présente plusieurs atouts. D’abord, elle propose le texte en version bilingue, permettant de confronter l’original et la traduction. Ensuite, elle inclut les « autres poèmes » du recueil original de 1956, offrant un panorama plus complet de la première manière de Ginsberg.
Le travail de Nicolas Richard mérite une attention particulière. Dans un article de la revue Papier Machine, le traducteur explique sa démarche : « J’aurais presque pu l’intituler Urlement en français, tant le statut du h, tout au long du poème, y est muet ». Cette réflexion sur la matérialité sonore du titre révèle l’attention portée aux effets de sens les plus subtils.
Richard fait des choix audacieux, privilégiant parfois l’effet poétique sur la littéralité. Sa connaissance intime de la culture américaine, acquise notamment lors de ses séjours outre-Atlantique, lui permet de restituer les références culturelles avec justesse. Sa pratique d’autres arts – il a été manager de groupes de rock – l’aide à saisir la dimension musicale du texte ginsbergien.
Un héritage toujours vivant
Lire « Howl » aujourd’hui, c’est mesurer la permanence de certaines aliénations dénoncées par Ginsberg. La critique du consumisme, de la standardisation des existences, de la violence sociale reste d’une actualité saisissante. Le poème anticipait également des problématiques contemporaines : la crise écologique (Moloch industriel), les troubles mentaux liés à la pression sociale, la recherche spirituelle face au vide matérialiste.
Mais « Howl » n’est pas qu’un poème de la dénonciation. C’est aussi un hymne à la beauté sauvage, à l’amour fraternel, à la possibilité de transcendance. La vision finale du texte, où « tout est sacré », ouvre sur un mysticisme optimiste qui dépasse le simple constat d’échec social.
Conclusion : la force intemporelle du cri
Cette nouvelle traduction de « Howl » par Nicolas Richard constitue un événement éditorial. Elle nous permet de redécouvrir un texte fondateur sous un éclairage renouvelé, avec la distance et l’expérience acquises depuis les premières traductions françaises. Le choix éditorial d’une présentation bilingue facilite l’approche comparative et pédagogique.
Au-delà de sa valeur littéraire, « Howl » demeure un texte militant, un appel à la résistance contre toutes les formes d’oppression. Sa lecture constitue toujours une expérience bouleversante, un électrochoc salutaire dans un monde qui n’a pas fini de broyer ses « plus grands esprits ». Le hurlement de Ginsberg résonne encore, intact, dans notre présent troublé.
Cette édition mérite sa place dans toute bibliothèque de poésie contemporaine, non seulement comme témoignage historique mais comme source vive d’inspiration poétique et d’énergie révolutionnaire. Car « Howl » appartient à ces rares œuvres qui ne vieillissent pas : elles se contentent d’attendre que chaque génération soit assez mûre pour les entendre.
« Howl et autres poèmes » d’Allen Ginsberg, traduit par Nicolas Richard, Éditions Christian Bourgois, 2022, édition bilingue.