Il existe des livres qui nous tombent des mains par ennui, d’autres par Ă©merveillement. Le premier recueil de LoĂŻc Demey, « Je, d’un accident ou d’amour », publiĂ© aux Ă©ditions Cheyne et rĂ©compensĂ© par le Prix SGDL RĂ©vĂ©lation de poĂ©sie en 2016, appartient Ă cette seconde catĂ©gorie. Non pas qu’il soit d’un accĂšs immĂ©diat â bien au contraire â, mais parce qu’il opĂšre sur nous cette magie rare de la sidĂ©ration linguistique.
L’originalitĂ© de ce texte tient en une contrainte aussi simple qu’audacieuse : l’absence totale de verbes. « Dans son livre, les ĂȘtres ne s’aiment pas, ils s’amour », rĂ©sume parfaitement cette transgression grammaticale. Demey a choisi de bĂątir un rĂ©cit d’amour en Ă©vacuant le moteur mĂȘme de l’action, le verbe, pour ne garder que l’essence poĂ©tique des substantifs et des adjectifs.
Cette contrainte oulipienne pourrait sembler artificielle, mais elle rĂ©vĂšle au contraire une profonde cohĂ©rence poĂ©tique. Car l’amour, justement, n’est-il pas cet Ă©tat oĂč l’ĂȘtre se fait substance pure, oĂč l’on devient davantage qu’on n’agit ? « AdĂšle se robe rouge et talons Ă l’affĂ»t sur le fauteuil. Je me serviette, elle se debout et m’autour du cou. Je me chancelant, je me trac. Elle me chuchotements d’amour Ă l’oreille » : dans ces lignes flotte une sensualitĂ© immĂ©diate, une prĂ©sence charnelle que ne ternirait aucune conjugaison.
LoĂŻc Demey, nĂ© en 1977 en Lorraine oĂč il enseigne l’Ă©ducation physique et sportive, s’inspire « des univers poĂ©tiques et musicaux » pour « dĂ©tourner et bousculer la langue afin d’y trouver la bonne tonalité ». Ce dĂ©tournement n’est jamais gratuit : il sert une esthĂ©tique de l’Ă©purement oĂč chaque mot compte, oĂč la syntaxe se fait rythme.
L’inspiration vient d’une chanson d’Arthur H, elle-mĂȘme inspirĂ©e d’un poĂšme de GhĂ©rasim Luca. Cette filiation rĂ©vĂšle l’appartenance de Demey Ă une lignĂ©e expĂ©rimentale qui, de Luca Ă Arthur H en passant par les surrĂ©alistes, n’a cessĂ© d’interroger les possibles de la langue française. Mais lĂ oĂč Luca jouait sur les sonoritĂ©s et les rĂ©pĂ©titions, Demey creuse l’ellipse et l’implicite.
Sans verbes, le texte acquiert une musicalitĂ© particuliĂšre, celle d’un jazz sans batterie oĂč seuls les solos s’enchaĂźnent. Les phrases s’Ă©tirent, se contractent, crĂ©ent un rythme nouveau fondĂ© sur la surprise syntaxique et l’attente déçue. « La piĂšce se sombre, je m’orage. La fermeture Ă©clair. La robe, tonnerre. Sa tunique en l’air et ses dessous Ă terre. La rue se lune, le ciel se nuit. Je la nue. »
Cette prose poĂ©tique fonctionne par images fulgurantes, par associations libres qui rappellent l’Ă©criture automatique des surrĂ©alistes tout en gardant une cohĂ©rence narrative. L’amour s’y dĂ©ploie dans sa dimension la plus sensuelle et la plus imaginaire, entre accident et Ă©vidence.
Au-delĂ de l’expĂ©rimentation formelle, ce livre questionne notre rapport au temps et Ă l’existence amoureuse. Comme l’explique l’auteur : « Puisque le rĂ©el ne peut ĂȘtre racontĂ©, il tente de dire ce qu’il en reste. Ă savoir sa sensation ». L’absence de verbes traduit cette volontĂ© de saisir l’amour non dans son dĂ©roulement chronologique mais dans sa pure prĂ©sence.
Cette dĂ©marche rejoint paradoxalement une certaine tradition mystique oĂč l’extase se dit par la nĂ©gation, par ce qui lui manque plutĂŽt que par ce qu’elle est. Ici, c’est par l’absence du verbe que se rĂ©vĂšle la plĂ©nitude de l’ĂȘtre amoureux. Le « je » du titre oscille entre accident et amour, comme si ces deux termes Ă©taient les deux faces d’une mĂȘme expĂ©rience existentielle.
Il y a chez Demey une vĂ©ritable Ă©rotisation de la langue elle-mĂȘme. Ses « mots sont des sensations avant de dĂ©clencher des Ă©motions », et cette sensualitĂ© langagiĂšre contamine l’ensemble du texte. L’amour physique et l’amour des mots se confondent dans une mĂȘme cĂ©lĂ©bration de l’incarnation.
Cette approche charnelle de l’Ă©criture rappelle certains passages de L’Amant de Marguerite Duras ou les expĂ©rimentations d’HĂ©lĂšne Cixous, mais avec une radicalitĂ© formelle qui lui est propre. Demey ne dĂ©crit pas l’amour, il le fait advenir dans et par la langue malmenĂ©e, rĂ©inventĂ©e.
« Je, d’un accident ou d’amour » n’est pas un livre qu’on lit, c’est un livre qu’on Ă©prouve. Sa briĂšvetĂ© â 44 pages seulement â concentre une intensitĂ© rare. Chaque page demande un effort d’adaptation, une complicitĂ© active du lecteur qui doit rĂ©apprendre Ă lire, Ă construire du sens Ă partir de fragments syntaxiques.
Certains lecteurs avouent s’ĂȘtre « sentis essoufflĂ©s » par cette lecture, « perdus » parfois dans ce que raconte l’auteur. Cette difficultĂ© fait partie intĂ©grante de l’expĂ©rience esthĂ©tique proposĂ©e : comme l’amour, ce texte demande un abandon, une confiance aveugle en sa logique interne.
En conclusion
Avec ce premier opus, LoĂŻc Demey signe l’Ă©mergence d’une voix singuliĂšre dans le paysage poĂ©tique contemporain. Son approche expĂ©rimentale n’est jamais gratuite : elle sert un projet esthĂ©tique cohĂ©rent oĂč la contrainte libĂšre plutĂŽt qu’elle n’entrave.
Dans une Ă©poque oĂč la poĂ©sie cherche souvent ses marques entre lyrisme nĂ©o-romantique et prosaĂŻsme du quotidien, Demey propose une troisiĂšme voie : celle d’une radicalitĂ© formelle au service d’une authenticitĂ© Ă©motionnelle. Son accident de la langue rĂ©vĂšle finalement les possibles insoupçonnĂ©s de notre amour des mots.
Ce livre mĂ©rite sa place dans toute bibliothĂšque poĂ©tique contemporaine, non seulement pour son originalitĂ© formelle mais surtout pour sa capacitĂ© Ă renouveler notre rapport Ă la langue amoureuse. Un livre Ă dĂ©couvrir, Ă relire, Ă laisser infuser â comme tous les vrais accidents qui changent une vie.
David – PoĂšte & Philosophe