City Lights Library ou mon pèlerinage littéraire dans le temple de la Beat Generation

San Francisco, août 2025

J’ai poussé la porte de City Lights comme on pénètre dans un sanctuaire. Cette librairie mythique du 261 Columbus Avenue, nichée au cœur de North Beach, à la frontière de Chinatown, m’attendait depuis toujours, je crois. En cette fin d’août 2025, soixante-douze ans après sa fondation par Lawrence Ferlinghetti, elle continue d’irradier cette aura révolutionnaire qui a fait trembler l’Amérique puritaine (que je déteste tant).

L’histoire d’une révolution littéraire

Tout a commencé en 1953, quand le poète Lawrence Ferlinghetti et Peter D. Martin ont ouvert la première librairie entièrement consacrée aux livres de poche des États-Unis. L’audace était folle : dans cette Amérique d’après-guerre, proposer une littérature accessible, démocratique, était un acte subversif. Le nom même, City Lights, rendait hommage au film de Charlie Chaplin – déjà un clin d’œil à la poésie du quotidien urbain.

Mais c’est en 1955, quand Ferlinghetti lança la célèbre série des « Pocket Poets », que City Lights bascula dans la légende. Le quatrième volume de cette collection, « Howl and Other Poems » d’Allen Ginsberg, publié en 1956, déclencha un séisme. Ce poème-cri, ce hurlement de liberté contre le conformisme américain, valut à Ferlinghetti et à son gérant Shigeyoshi Murao d’être arrêtés pour obscénité. Le procès qui s’ensuivit fit jurisprudence et ouvrit la voie à la liberté d’expression littéraire, permettant la publication d’œuvres jusqu’alors interdites comme « L’Amant de Lady Chatterley » de D.H. Lawrence (jetez vous dessus si vous ne l’avez pas lu, je le chroniquerai prochainement).

L’architecture de l’âme

En pénétrant dans ce bâtiment triangulaire construit en 1907 par Oliver Everett sur les ruines du tremblement de terre de 1906, j’ai ressenti immédiatement le poids de l’histoire. Les planchers qui craquent sous mes pas semblent murmurer les conversations de Ginsberg, Kerouac, et tant d’autres figures de la Beat Generation. Ces murs couleur ivoire, patinés par des décennies de réfections successives, ont absorbé les rêves et les révoltes de générations d’écrivains.

La librairie s’étend sur trois niveaux, chacun ayant sa propre personnalité. Le rez-de-chaussée m’accueille avec sa sélection éclectique : littérature mondiale, politique progressiste, essais critiques. Les rayonnages de bois dépareillés, chargés de livres aux tranches jaunies par le temps, créent un labyrinthe où chaque détour révèle une découverte. L’odeur du papier ancien se mélange à celle de l’encre fraîche – cette « encre d’imprimerie » que Ferlinghetti appelait « le plus grand explosif ».

Le sous-sol des mystères

En descendant vers le sous-sol – ancienne salle de prière transformée en temple laïque de la littérature –, j’ai plongé dans l’univers des romans policiers, des sciences occultes et des ouvrages de contre-culture. Ici, dans cette pénombre studieuse, résonne encore l’esprit de résistance qui anima les fondateurs. Les murs semblent susurrer les secrets de la ville, les mystères de San Francisco que seuls les vrais connaisseurs savent décrypter.

La Poetry Room

Mais c’est au second étage que mon pèlerinage a trouvé son apothéose. La Poetry Room – cette chambre de poésie perchée sous les combles – m’a saisi par sa beauté tranquille. Baignée d’une lumière dorée filtrée par des stores de bambou, elle offre un contraste saisissant avec l’agitation de Columbus Avenue qui gronde en contrebas.

Sur les murs, les photographies en noir et blanc d’Allen Ginsberg, Bob Dylan, et Yevgeny Yevtushenko veillent comme des saints patrons de la poésie moderne. Leurs visages, figés dans l’éternité de l’argentique, semblent converser silencieusement entre eux, perpétuant des discussions commencées il y a soixante ans.

Les étagères, construites de bois massif et patinées par le temps, ploient sous le poids de l’une des plus vastes collections de poésie des États-Unis. Chaque recueil semble m’appeler, chaque titre promet une révélation. J’ai caressé du bout des doigts les tranches des volumes, sentant sous ma peau la texture rugueuse du papier, cette matière première des rêves et des révolutions.

Dans un coin, quelques fauteuils à bascule invitent à la méditation. Je m’y suis installé, un recueil de Jane Hirshfield entre les mains, et j’ai laissé le silence m’envahir. Ce silence particulier des lieux sacrés, où le temps semble suspendu entre les mots. Les planchers gémissent doucement sous le poids des visiteurs qui déambulent, comme une mélodie secrète que seuls les initiés peuvent entendre.

L’inscription « Printers ink is the greater explosive » (« L’encre d’imprimerie est le plus grand explosif »), écrite de la main de Ferlinghetti, domine cet espace. Cette maxime, manifeste poétique et politique à la fois, résume l’esprit de City Lights : la conviction que les mots peuvent changer le monde, que la poésie est une arme de résistance massive contre l’indifférence et la bêtise.

L’héritage vivant

En 2001, San Francisco a fait de City Lights le premier commerce à recevoir le statut de monument historique – reconnaissance unique pour un lieu qui a joué un rôle dans le développement littéraire et culturel de la nation. Mais au-delà des distinctions officielles, c’est l’âme de ce lieu qui m’a bouleversé.

Soixante-dix ans après sa création, quatre ans après la mort de Lawrence Ferlinghetti à l’âge de 101 ans, City Lights continue de publier une quinzaine de titres par an, de maintenir vivante la flamme de la littérature engagée. La librairie a survécu aux mutations urbaines, à la gentrification de San Francisco, à la pandémie qui l’a menacée de fermeture définitive en 2020 – sauvée in extremis par la mobilisation de ses fidèles qui ont collecté un demi-million de dollars en quelques jours.

En quittant City Lights en cette fin d’après-midi d’août 2025, le soleil couchant embrasait les façades victoriennes de North Beach. J’emportais avec moi plus que quelques livres : l’empreinte indélébile d’un lieu où la littérature n’est pas un divertissement mais une nécessité vitale, où les mots gardent leur pouvoir subversif.

Cette librairie n’est pas seulement un commerce, c’est un phare dans la nuit de la conformité, un rappel que la poésie demeure, aujourd’hui comme hier, « le plus grand explosif ». En franchissant sa porte, on ne ressort jamais tout à fait le même. On repart avec la certitude que quelque part, dans ce monde de plus en plus normalisé, il existe encore des lieux où l’âme peut respirer librement, où les rêves d’émancipation trouvent refuge entre les pages jaunies des livres.

City Lights : plus qu’une librairie, un état d’esprit. Plus qu’un commerce, une révolution permanente qui se conjugue au présent, depuis 1953, et pour longtemps encore, je l’espère…

Pour vous, quelques photos prisent lors de mon passage :

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David

Poète & Philosophe, j'écris et partage mon univers poétique, contemplatif et symbolique sur VoiePoetique.com & Philosophos.fr. Depuis plus de 20 ans je lis, étudie, écris et transmet une poésie symbolique et une philosophie pratique et spirituelle, accessible à chacun cherchant à explorer et admirer le réel en s'inspirant des anciens.