Vivaces de Louise Warren

Il existe des œuvres qui refusent poliment de tenir entre des couvertures. Certains textes réclament le mouvement, l’imprévu, le hasard d’une main qui pioche dans l’obscurité d’un coffret pour en extraire une parcelle de lumière. Avec « Vivaces. Atelier mobile de lecture et d’écriture », paru aux Éditions du Noroît en août 2022, Louise Warren accomplit le geste rare d’offrir la poésie sous forme de jeu de cartes, transformer le recueil en compagnon nomade, substituer à la lecture linéaire une expérience de révélation fragmentaire. L’objet défie nos habitudes, bouscule nos attentes, et nous rappelle que le poème n’a jamais eu vocation à demeurer immobile sur une étagère.

Ce boîtier contenant « quatre-vingt-dix-neuf cartes poétiques » représente l’aboutissement de près de cinq années de recherche pour une auteure qui écrit depuis plus de quarante ans. Louise Warren y condense l’essentiel de sa démarche : une esthétique de l’intensité, un art du peu, une attention méticuleuse à la présence des choses. Mais elle y ajoute une dimension nouvelle, celle du partage, du geste, de l’invitation à créer soi-même. Le sous-titre l’annonce clairement, il s’agit d’un « atelier mobile », une fabrique de poèmes que l’on peut emporter partout, sortir à l’improviste, partager entre amis ou utiliser dans la solitude matinale.

Louise Warren, une poétesse qui interroge l’intensité depuis quatre décennies

Née à Montréal le 21 mars 1956, Louise Warren appartient à cette génération de poètes québécoises qui ont profondément renouvelé l’écriture de l’intime. Depuis « L’Amant gris », son premier recueil publié en 1984 aux Éditions Triptyque, elle n’a cessé d’explorer les territoires où la sensation se mue en langage, où l’observation patiente du monde engendre une parole épurée. Titulaire d’une maîtrise en création littéraire de l’UQAM, elle a enseigné la littérature d’enfance et de jeunesse à l’Université McGill et à l’UQAM, transmettant à des générations d’étudiants cette conviction que les mots peuvent rendre visible l’invisible.

Sa bibliographie impressionne par sa cohérence et son ampleur. Plus de trente ouvrages  jalonnent ce parcours avec des recueils de poésie comme « Le Lièvre de Mars » (1994), « La Pratique du bleu » (2002) ou « La ligne d’incertitude » (2023) ; des essais fondamentaux sur la création tels que « Interroger l’intensité » (1999), la trilogie des « Archives » (« Bleu de Delft », « Objets du monde », « La Forme et le Deuil »), et surtout « La vie flottante. Une pensée de la création » (2015), finaliste au Prix du Gouverneur général. À cela s’ajoutent de nombreux livres d’artistes réalisés en collaboration avec des plasticiens comme Alexandre Hollan, Monique Mongeau ou Sylvia Safdie, témoignages d’un dialogue constant entre l’écriture et les arts visuels.

Ce qui frappe dans l’œuvre de Warren, c’est la fidélité à quelques obsessions lumineuses, le présent et sa fragilité, les objets et leur silence éloquent, la mémoire et le deuil, la lumière comme métaphore de la conscience éveillée. « Écrire pour prendre soin du présent, du vivant, du plus petit ou de l’invisible », confie-t-elle. Cette phrase pourrait servir de boussole à l’ensemble de son travail. L’auteure de « Bleu de Delft » pratique une forme de méditation par l’écriture, une attention soutenue aux infimes variations du réel. Elle cite volontiers Alberto Giacometti parmi ses influences, ce sculpteur obsédé par l’impossibilité de saisir le visible, toujours recommençant ses figures émaciées. Comme lui, Louise Warren sait que l’essentiel se dérobe, et que seule une pratique obstinée « une esthétique de l’intensité et un art du peu » permet d’en approcher le mystère.

La reconnaissance institutionnelle n’a pas manqué. Prix de poésie Radio-Canada, Prix de la Fondation Hector-Charland, Prix Ambassadeur Télé-Québec, Prix du CALQ de Créatrice de l’année dans Lanaudière, les distinctions témoignent d’une œuvre qui a su toucher aussi bien les jurys que les lecteurs. En 2020, le Musée d’art de Joliette lui a consacré une exposition intitulée « Au nom de la matière. Le musée imaginaire de Louise Warren », geste rare qui souligne combien cette poésie dialogue naturellement avec les formes plastiques. Tout son parcours la préparait donc à concevoir un objet aussi singulier que « Vivaces » ni tout à fait livre, ni simple jeu de cartes, mais quelque chose d’autre, un dispositif poétique portatif.

Un coffret qui contient bien plus que des cartes

Ouvrir le boîtier de « Vivaces », c’est découvrir un petit monde organisé avec soin. Quatre éléments s’y nichent : les quatre-vingt-dix-neuf cartes elles-mêmes, un livret explicatif qui guide l’utilisateur dans les possibilités d’appropriation, une cartographie des mouvements qui propose des parcours de lecture thématiques, et un index des motifs permettant de naviguer dans cet archipel textuel. L’ensemble pèse quelque huit cents grammes, assez pour que l’on sente le poids de la matière, pas trop pour que l’objet demeure véritablement mobile.

Le dos des cartes est orné d’une œuvre de Krochka, artiste peintre établie entre Paris et l’Hérault, connue pour ses toiles « silencieuses et patientes » et ses nombreuses collaborations avec des écrivains sous forme de livres d’artistes. Cette présence visuelle n’est pas décorative, elle inscrit « Vivaces » dans la lignée des livres-objets où texte et image dialoguent à parts égales. Lorsque l’on retourne une carte pour en découvrir le texte, on passe d’un univers pictural à un univers verbal, d’une rêverie colorée à une proposition d’écriture. Le geste même de piocher devient rituel.

Car chaque carte constitue un fragment autonome, poème bref, sentence méditative, invitation à écrire, question ouverte. Louise Warren décrit ainsi l’expérience de lecture « Prendre un choc sur un mot. Le mot abeille produit cet effet. J’en ressens le dard, la variation des teintes de miel, son constant travail. L’abeille circule entre ciel et terre. Lire une carte implique un va-et-vient continu. Les strates énergétiques accentuent un centre d’activité aussi effervescent qu’une ruche. L’inattendu augmente l’enthousiasme, anime la pensée. » On perçoit ici la dimension presque corporelle de cette lecture, les mots ne restent pas abstraits, ils « viennent vers nous », ils « nous traversent », selon l’heureuse formule d’une critique radiophonique.

Le concept d’« atelier mobile » mérite qu’on s’y attarde. La mobilité concerne d’abord le format, contrairement au livre qui réclame un fauteuil, une lampe, un temps de retrait, les cartes peuvent surgir n’importe où, dans un café, au bord d’un lac (^^), dans une salle de classe, autour d’une table entre amis. Mais la mobilité touche aussi les usages. On peut piocher une carte seul, le matin, pour amorcer sa journée avec une pensée venue d’ailleurs. On peut les utiliser à deux, comme un oracle poétique partagé. On peut enfin les déployer en groupe, dans le cadre d’un atelier d’écriture où chaque participant tire une carte, la lit à voix haute, puis compose à partir de ce qu’elle a éveillé en lui.

Louise Warren elle-même a multiplié les ateliers depuis la parution de l’ouvrage, aux Journées de la culture, au Marché de la poésie de Paris, au Musée d’art de Joliette, dans diverses librairies montréalaises. Le format privilégié, une heure trente, quinze participants maximum, permet une véritable expérience collective où la poésie cesse d’être affaire d’experts pour devenir pratique partagée. « Je voulais proposer de l’art relationnel et intergénérationnel », explique-t-elle. « Lors des lancements, il y a des gens de tous les âges. Le boîtier permet de faire entrer la poésie dans les maisons une carte à la fois. La littératie, c’est la base de l’introspection. »

Une généalogie qui mêle surréalisme et contemplation orientale

Pour comprendre la singularité de « Vivaces », il faut le replacer dans une double filiation. D’un côté, l’héritage surréaliste et ses pratiques ludiques d’écriture et de l’autre, la tradition contemplative qui irrigue toute l’œuvre de Louise Warren.

Le « cadavre exquis », inventé par Breton et ses compagnons dans les années 1920, constitue l’ancêtre des jeux de cartes poétiques contemporains. En pliant le papier pour cacher les contributions précédentes, les surréalistes faisaient du hasard un collaborateur, de l’inconscient une source d’images inattendues. « Vivaces » s’inscrit dans ce sillage tout en le déplaçant, ici, nulle écriture automatique effrénée, mais plutôt une invitation à ralentir, à laisser le mot infuser, à « raffiner son intuition » selon l’expression de l’auteure. Les cartes ne produisent pas le chaos libérateur du surréalisme, elles ouvrent des brèches méditatives.

Car Louise Warren entretient depuis toujours un rapport contemplatif à l’écriture. Ses essais témoignent d’une attention aux objets qui rappelle Francis Ponge et son « Parti pris des choses », d’une sensibilité au passage du temps qui évoque Philippe Jaccottet ou Christian Bobin. « Contempler est une manière de prendre soin », écrit ce dernier, formule que l’auteure de « Vivaces » pourrait reprendre à son compte. Le haïku, cette forme japonaise brève où trois vers captent l’instant, n’est jamais loin de sa pratique. Non pas que les cartes soient des haïkus, elles sont trop diverses, trop libres, mais elles partagent avec cette tradition l’exigence de densité, le refus du bavardage, la confiance accordée au fragment.

Le titre lui-même porte une charge symbolique considérable. Les « vivaces », en botanique, désignent ces plantes herbacées qui « vivent plusieurs années, survivent à l’hiver et s’adaptent d’année en année par l’expérience emmagasinée ». Contrairement aux annuelles qui épuisent leur cycle en une saison, les vivaces persistent, se régénèrent, renaissent après les gels. On voit ce que Louise Warren a voulu signifier, ses cartes sont des graines de sens destinées à resurgir, saison après saison, dans la conscience de qui les pioche. Elles ne s’épuisent pas à la première lecture, elles attendent leur heure, enfouies dans la mémoire du lecteur, prêtes à germer quand le moment sera propice. « Protégé sous ses peaux mortes, le végétal vivace se prépare ainsi déjà à mieux renaître. »

Cette métaphore botanique résonne avec l’ensemble de son œuvre. L’auteure de « La Lumière, l’Arbre, le Trait » a toujours accordé une attention particulière au monde végétal, à la croissance lente, aux cycles naturels. « Vivaces » prolonge cette méditation en proposant un objet qui, comme la plante dont il emprunte le nom, demande du temps, de la patience, des retours réguliers. On ne « finit » pas ce jeu de cartes comme on finit un roman, on y revient, on le recommence, on découvre des configurations nouvelles à chaque tirage.

Entre outil pédagogique et oracle poétique

L’un des aspects les plus fascinants de « Vivaces » tient à son ambiguïté fonctionnelle. S’agit-il d’un recueil de poésie déguisé en jeu ? D’un manuel d’atelier d’écriture fragmenté en cartes ? D’un oracle laïque offrant des réponses obliques à nos questions existentielles ? L’objet refuse de choisir et c’est précisément cette indétermination qui fait sa richesse.

Pour l’enseignante qu’a été Louise Warren, la dimension pédagogique ne fait aucun doute. Les cartes fonctionnent comme des « déclencheurs d’écriture », ces propositions qui permettent de vaincre l’angoisse de la page blanche en offrant un point de départ, une contrainte féconde, une direction suggérée. Chaque carte peut engendrer un poème, un paragraphe de journal intime, une réflexion philosophique. Le livret qui accompagne le boîtier guide l’utilisateur vers ces usages créatifs, proposant des parcours, des associations, des méthodes. On pense aux pratiques du GFEN (Groupe Français d’Éducation Nouvelle) et à leur conviction que l’atelier d’écriture travaille « la dimension du risque qui semble être un moteur au désir d’écrire ».

Mais pour beaucoup d’utilisateurs, et les témoignages recueillis lors des ateliers le confirment, « Vivaces » fonctionne aussi comme une forme d’oracle domestique. « Il y en a qui se font tirer aux cartes pour savoir ce qui va leur arriver », note Louise Warren avec un sourire. « On peut tirer des cartes pour trouver des pistes avec ce jeu-là, pour finalement aller plus loin dans sa création, mais aussi dans son art de vivre. C’est-à-dire réfléchir sur ce qu’on est en train de vivre présentement. Piger une carte le matin peut nous amener à dire autre chose, à sortir des banalités et finalement aller plus loin dans notre dialogue intérieur. »

Cette dimension divinatoire, assumée sur le mode ludique plutôt que mystique, rappelle que le hasard n’est jamais tout à fait le hasard. La carte que l’on pioche, au moment où on la pioche, entre en résonance avec notre état d’esprit, nos préoccupations, nos désirs secrets. Elle ne prédit pas l’avenir, elle révèle le présent, met des mots sur ce qui demeurait confus, offre une formulation là où n’existait qu’un sentiment diffus. C’est en ce sens que « Vivaces » rejoint la grande tradition des arts divinatoires détournés à des fins poétiques, du Yi-King consulté par John Cage aux Tarots revisités par Italo Calvino dans « Le Château des destins croisés ».

Il n’est pas anodin que ce projet ait vu le jour aux Éditions du Noroît, maison fondée en 1971 par René Bonenfant et Célyne Fortin. Depuis plus d’un demi-siècle, le Noroît incarne l’exigence poétique au Québec, publiant des voix majeures comme Hélène Dorion, Denise Desautels, Jacques Brault, Marie Uguay ou Pierre Nepveu. Sa devise « Le Noroît souffle où il veut »  dit bien cette liberté revendiquée, cette ouverture aux formes nouvelles.

Célyne Fortin, artiste visuelle autant qu’éditrice, avait instauré dès les origines la tradition d’associer étroitement poésie et arts plastiques. Le catalogue du Noroît regorge de livres où texte et image s’enlacent, où la matérialité de l’objet compte autant que les mots qu’il contient. « Vivaces » s’inscrit dans cette lignée tout en la radicalisant, ici, l’objet-livre explose littéralement en cartes séparées, et le dialogue avec l’artiste Krochka s’étend à chacune des quatre-vingt-dix-neuf surfaces. Le projet a d’ailleurs bénéficié d’une subvention en innovation de la SODEC, signe que les instances culturelles québécoises ont reconnu son caractère expérimental.

Louise Warren publie au Noroît depuis « La vie flottante » (2015), et tous ses ouvrages récents y ont paru : « Le plus petit espace » (2017), « L’enveloppe invisible » (2018), « Le livre caché de Lisbonne » (2019), « De ce monde » (2020), « La ligne d’incertitude » (2023), « Recueillir » (2024). Ce compagnonnage éditorial témoigne d’une affinité profonde entre la maison et l’auteure, ce que les fondateurs du Noroît appelaient joliment « l’amitié du poème ». Une amitié qui se manifeste ici dans l’audace partagée de publier un objet inclassable, à mi-chemin du livre, du jeu et de l’œuvre d’art.

En conclusion

« Vivaces. Atelier mobile de lecture et d’écriture » représente bien plus qu’une curiosité éditoriale ou un gadget poétique. C’est l’aboutissement de quarante ans d’écriture patiente, la cristallisation d’une pensée de la création en un objet que l’on peut littéralement prendre en main. Louise Warren y accomplit un geste de transmission généreux : elle offre non pas seulement ses mots, mais une méthode, une invitation, un espace de jeu où chacun peut devenir à son tour écrivant.

Le succès immédiat de l’ouvrage, épuisé en une semaine après son lancement, devenu coup de cœur Renaud-Bray témoigne d’un désir réel du public pour des formes nouvelles d’accès à la poésie. Dans un monde saturé d’écrans et de sollicitations constantes, les cartes de « Vivaces » proposent un antidote discret, une pratique du ralentissement, une attention au fragment, une confiance dans le pouvoir révélateur du hasard dirigé.

On regrettera que l’ouvrage soit actuellement indisponible, sans date de réimpression annoncée. Ceux qui possèdent ce coffret détiennent un petit trésor (dont je fais partie ^^), une boîte à outils pour traverser les jours, carte après carte, mot après mot. Car telle est peut-être la leçon ultime de « Vivaces », la poésie n’est pas un monument que l’on contemple de loin, mais une pratique quotidienne, un compagnonnage humble avec les mots, une façon d’habiter le présent avec un peu plus d’attention et de grâce. Louise Warren nous rappelle que le poème n’a pas besoin de couverture rigide ni de pagination savante, il lui suffit d’une carte, d’une main qui la retourne, et d’un esprit disposé à l’accueillir.

Louise Warren, Vivaces. Atelier mobile de lecture et d’écriture, illustrations de Krochka, Montréal, Éditions du Noroît, coll. « Hors série », août 2022, coffret de 99 cartes, ISBN 978-2-89766-369-8. [Épuisé à date]

David

Poète, Philosophe & humaniste, je tisse et partage mon univers contemplatif et symbolique au travers des sites VoiePoetique.com, ViaHermetica.com & Philosophos.fr Depuis plus de vingt années, je cultive la lecture, l'étude, l'écriture et la trans-mission d'une poésie sensible & symbolique ainsi qu'une philosophie pratique et spirituelle. À l'image des premiers philosophes et des poètes qui me touchent, ma démarche se veut accessible et exploratrice par l'image et le symbole, tentant de sonder avec délicatesse les contours de l'âme humaine et l'infini mystère de ce qui l'entoure.

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