Pour cette première, permettez-moi une petite parenthèse explicative.
Dans l’optique de saisir la Voie Poétique sous tous ses aspects, tel que je la vis, je ne me voyais pas ne pas aborder la musique. La musique est cette vibration qui attrape toute notre âme aux détours de quelques notes et l’invite à une danse unique. Je me lance donc dans la chronique poétique des œuvres qui me touchent le plus, cette musique qui accompagne mes jours, mes nuits, mon écriture et mes lectures. En espérant que cela vous séduira…
Dans l’été 1828, alors que Vienne bruissait de ses rumeurs ordinaires et que les feuilles des tilleuls commençaient à peine à frémir sous le vent, Franz Schubert achevait sa sixième et ultime messe. Le compositeur ne le savait pas encore, mais il ne lui restait que quelques mois à vivre. Cette Messe en Mi bémol majeur, D. 950, allait devenir son chant du cygne spirituel, une œuvre qu’il ne devait jamais entendre de son vivant.
Terminée en juillet de cette année fatidique, la partition porte en elle quelque chose d’ineffable, une présence qui transcende les notes pour toucher à l’essence même de la condition humaine face à l’infini. Lorsque son frère Ferdinand la dirigea pour la première fois à l’Alserkirche, le 4 octobre 1829, près d’un an après la mort du compositeur, c’était comme si Schubert lui-même revenait parler aux vivants depuis l’au-delà.
L’architecture de la lumière
Cette Missa solemnis se déploie avec une majesté qui n’appartient qu’aux grandes cathédrales sonores. Schubert y convoque une orchestration ample et chatoyante : deux hautbois, deux clarinettes, deux bassons, deux cors, deux trompettes, trois trombones, timbales, et l’écrin chaleureux des cordes. À cela s’ajoute un dispositif vocal d’une rare noblesse : deux ténors solistes, soprano, alto et basse, soutenus par un chœur à quatre voix avec divisi.
La tonalité de mi bémol majeur, avec ses trois bémols, n’est pas anodine. C’est la tonalité de l’Héroïque de Beethoven, celle du sublime et de la transcendance. Schubert la choisit pour élever son discours au-delà du terrestre, pour faire de cette messe non pas un simple exercice liturgique, mais un dialogue authentique avec le divin.
Le mystère de l’incarnation
Le Kyrie s’ouvre comme une aube hésitante, où les voix se cherchent dans la pénombre avant de s’unir en une supplication qui monte, irrésistible, vers les voûtes invisibles. Il y a dans ces premières mesures une vulnérabilité qui saisit l’âme, comme si Schubert nous montrait le cœur humain dans toute sa fragilité.
Le Gloria explose en lumière. Les trompettes sonnent, les voix jubilent, et pourtant, même dans cette exaltation, on perçoit une gravité sous-jacente. Schubert n’oublie jamais que la gloire divine se mesure aussi à l’humilité de celui qui la contemple. Les passages fugués témoignent d’une maîtrise contrapuntique remarquable, héritée de Bach et de Haydn, mais transfigurée par le génie mélodique si personnel à Schubert.
Le Credo est peut-être le sommet émotionnel de l’œuvre. L’Et incarnatus est suspend le temps : les voix se font murmure, l’orchestre retient son souffle, et dans ce silence habité naît le miracle de l’incarnation. Puis vient le Crucifixus, où la douleur s’exprime avec une retenue bouleversante. Schubert ne cherche pas l’effet dramatique facile ; il peint la Passion avec des couleurs crépusculaires, des harmonies qui se cherchent, qui hésitent, qui pleurent sans ostentation.
La consolation et l’envol
Le Sanctus ramène la lumière, mais c’est une lumière différente, plus intérieure, plus apaisée. Les voix s’élèvent en un Hosanna qui semble venir de très loin, d’un espace où le temps n’existe plus. Le Benedictus offre un moment de pure grâce, porté par les solistes dans un dialogue intime avec l’orchestre.
L’Agnus Dei clôt l’œuvre dans une sérénité qui confine à l’acceptation. On ne peut s’empêcher d’y entendre, rétrospectivement, l’adieu d’un compositeur qui pressentait peut-être sa fin prochaine. Les supplications pour la paix — dona nobis pacem — résonnent avec une urgence d’autant plus poignante qu’elles furent les dernières que Schubert écrivit pour la liturgie.
Servir l’ineffable
Interpréter cette messe exige des musiciens une humilité absolue. Ce n’est pas une œuvre qui se laisse conquérir par la virtuosité ou l’effet. Elle demande une écoute intérieure, une capacité à se faire transparent devant le mystère qu’elle convoque. Les chefs qui l’abordent doivent trouver ce tempo giusto où chaque phrase respire naturellement, où les silences sont aussi éloquents que les sons.
Les chœurs doivent chanter avec cette pureté cristalline qui caractérise le chant viennois, mais aussi avec la profondeur émotionnelle que requiert chaque mot du texte latin. Les solistes, quant à eux, sont appelés à un dialogue subtil entre eux et avec le chœur, créant ces moments de grâce où plusieurs voix ne font plus qu’une.
Un legs pour l’éternité
« Aspirer au plus haut dans l’art » — c’est ainsi que Schubert lui-même définissait son ambition en 1828. Cette Messe en Mi bémol majeur incarne cette aspiration avec une pureté qui force le respect. Elle n’est pas seulement la dernière messe de Schubert, elle est aussi l’une de ses œuvres les plus abouties, un sommet où la forme classique de la messe se trouve habitée par une sensibilité romantique d’une rare profondeur.
Deux siècles après sa création, cette musique continue de nous parler avec la même urgence, la même sincérité. Elle nous rappelle que l’art sacré, loin d’être un exercice de style, peut être le lieu d’une rencontre authentique avec ce qui nous dépasse. Dans un monde souvent fracturé et bruyant, la Messe en Mi bémol majeur de Schubert offre un refuge, un espace de recueillement où l’âme peut se retrouver.
C’est une œuvre qu’il faut écouter dans le silence de son cœur, en laissant les mélodies et les harmonies faire leur chemin jusqu’aux régions les plus secrètes de notre être. Car c’est là, dans cette intériorité que Schubert connaissait si bien, que réside la véritable prière — celle qui ne demande rien, qui ne cherche rien, mais qui simplement est, comme un souffle, comme une présence.
Note d’écoute : Cette messe, d’une durée d’environ une heure, se découvre idéalement dans une écoute continue, n’isolez aucune partie, ceci vous permettant de suivre le fil spirituel qui traverse les six mouvements. Chaque audition révèle de nouvelles profondeurs, de nouveaux détails qui enrichissent la compréhension de cette œuvre testament.